Le cerveau et les étiquettes

Article publié sur le site internet de la revue Front Populaire le 10/10/2022

« Les étiquettes ne sont que des ombres déformées de la réalité. Une fois que vous retirez le cadre castrateur des étiquettes de votre cerveau, vous voyez le monde tel qu’il est, dans sa richesse, sa beauté et sa subtilité. C’est une expérience libératrice merveilleuse ! » Ces mots sont d’Idriss Aberkane (Libérez votre cerveau ! Traité de neurosagesse pour changer l’école et la société, éditions Robert Laffont). L’auteur résume assez bien ce que sont les étiquettes, ces boîtes à penser mentales dans lesquelles nous faisons entrer le réel pour mieux le comprendre.

Les étiquettes nous servent à définir le monde, à faire entrer le réel dans notre cerveau. Pour parvenir à traiter la masse colossale d’informations dont nous abreuve l’environnement, le cerveau emprunte des raccourcis : il simplifie. Pour reprendre l’exemple de l’auteur, le cerveau, pour appréhender un objet mental complexe comme la ville de Rome qui se distingue par une richesse géographique, culturelle et historique, le cerveau va condenser les informations pour en associer seulement quelques-unes à l’étiquette mentale « Rome ». Le cerveau crée un cliché cognitif. Il compacte le réel en quelques éléments clés qui seront gardés en mémoire sous l’étiquette de Rome et c’est ce concept qui nous reviendra systématiquement à l’esprit lorsque nous évoquerons la ville.

Ainsi, les étiquettes sont inévitables, elles sont, selon l’auteur, une nécessité biologique du fonctionnement du cerveau. Il cite Susan Fiske et Shelley Taylor qui font du cerveau un « miséreux cognitif » cherchant sans cesse à économiser le nombre d’opérations mentales à réaliser. Notre cerveau se préserve, il emprunte le chemin le plus court et le moins fatigant : il aime les raccourcis.

Nous pensons donc le monde avec des clichés, des raccourcis et des automatismes. Autant de biais qui nous écartent naturellement de la vérité. Comment parvenir à décrire la complexité du monde avec un cerveau qui n’a de cesse de simplifier à outrance ? Comment saisir la vérité avec un esprit partisan du moindre effort ?

La réponse réside probablement dans notre capacité à douter, le fameux doute dont les philosophes ont compris l’importance dans la quête de vérité. Le doute permet de contrebalancer la première réponse du cerveau, cette fausse évidence qui scelle le sort d’une pensée de la certitude, fermée sur elle-même et imperméable aux démentis du réel. Le philosophe invite à questionner nos certitudes. Nous ouvrons notre espace mental pour le rendre accessible à notre environnement ; les informations en provenance de l’extérieur de notre esprit pénètrent à nouveau nos pensées. D’une pensée en circuit fermé, nous glissons vers une pensée dynamique constamment en échange avec le monde extérieur.

L’auteur rappelle que « neuf des dix connexions qui relient la rétine et le cerveau sont des connexions descendantes, c’est-à-dire qu’elles vont du cerveau à la rétine et non l’inverse » et en tire la conclusion suivante : « Le fait que neuf des dix connexions entre le cerveau et la rétine portent de l’information du cerveau vers elle nous prouve que l’activité intrinsèque de notre esprit est essentielle à la perception du monde extérieur. » En d’autres termes, lorsque nous regardons le monde qui nous entoure, l’information venant de l’extérieur vers notre cerveau est presque moins importante (au moins en nombre de connexions) que celle que nous envoyons du cerveau vers l’œil. C’est ce mécanisme qui permet d’empêcher certains signaux d’accéder à notre conscience. Notre cerveau effectue un tri pour éviter la saturation, il trie pour nous protéger.

Le cerveau pousse naturellement vers la simplification et c’est donc à nous, par un effort méthodique de constamment laisser ouverte une porte mentale sur l’extérieur. Ainsi, lorsque nous découvrons nombre de penseurs qui préfèrent leurs idées du réel plutôt qu’un réel qui façonnerait leurs idées, nous sommes en présence de cerveaux qui fonctionnent selon un mode automatique, une activité spontanée non corrigée par un effort conscient. Ils sont prisonniers d’un fonctionnement neuronal primitif.

Nous sommes tous, à des degrés variables, victimes de notre biologie, cependant, le cerveau a cette capacité immense à évoluer et à s’adapter. Il a été démontré par Jean Pierre Changeux (L’homme neuronal, éditions Pluriel) que les réseaux de neurones s’activeraient selon un processus d’adaptation, en empruntant la voie la plus optimale, après plusieurs essais. Selon l’auteur, le cerveau bidouille, il essaye d’activer certaines voies neuronales puis conserve celles qui semblent fonctionner le mieux. Ce sont des « rivières cérébrales ». Idriss Aberkane cite la rivière de la lecture qui emprunte « un bras que l’on appelle faisceau arqué, qui connecte l’aire de Wernicke, à l’interface des lobes temporal et pariétal, et l’aire de Broca, dans le lobe préfrontal ».

Les rivières cérébrales sont, de manière générale, semblables d’un individu à l’autre, cependant, l’auteur explique qu’il est possible, pour certaines activités, d’emprunter d’autres rivières. C’est ce qu’il nomme la neuroergonomie, ou pour le dire plus simplement l’art d’améliorer nos capacités mentales en trouvant des voies optimales pour chacune des compétences humaines. C’est un des grands thèmes de son ouvrage.

Pour en revenir à notre sujet. Nous pouvons donc affirmer que si le fonctionnement de l’esprit par simplification et émission d’étiquettes est naturel, nous ne saurions nous contenter d’un tel biais. Comme la lecture qui n’est pas une activité de première évidence pour le cerveau humain, la pensée de la complexité, hors des étiquettes, est possible. Elle nécessite seulement une ouverture de la pensée sur le réel.

Comment s’ouvrir au réel ?

L’expérience, le dialogue, la confrontation des points de vue. Autant de voies qui exigent l’interaction de l’individu avec son environnement. C’est notamment l’ambition partagée par Front Populaire qui consiste à dépasser les clivages politiques, donc les étiquettes politiques, pour puiser dans la diversité du réel (et des opinions) la source d’une réflexion à vocation d’action politique. Le cheminement consiste à partir du vécu pour se forger une opinion et non l’inverse. Il est devenu une habitude profondément ancrée, surtout en politique, d’utiliser l’idéologie comme une recette valable partout et pour tout. L’idéologie est la toute-puissance de l’idée, une idée qui sert à dire le monde plutôt qu’à le décrire. L’idéologie résulte de la simplification élaborée par le cerveau à laquelle s’ajoute un hermétisme forcené.

C’est en ce sens que l’étiquette est bel et bien un cadre castrateur de l’esprit qui masque la richesse incroyable du monde. Elle reste utile, parce qu’elle est adaptée à notre fonctionnement neuronal, mais ne doit jamais devenir une fin en soi.

Leave a Comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *

Scroll to Top