Les GAFAM : modèle de servitude numérique volontaire

Texte publié sur le site internet de Front Populaire le 29/01/2022

Avant la crise sanitaire, la digitalisation du monde menait bon train. Depuis elle avance à toute allure : les travailleurs sont cantonnés chez eux devant des écrans pour « télétravailler », les élèves écoutent les professeurs via des webcams pour des enseignements en « distanciel », la jeunesse interdite de se rassembler — vie sociale pourtant nécessaire à leur bon développement psychologique — est renvoyée à des communautés virtuelles, les adultes visionnent frénétiquement des séries télévisées sur Netflix dans l’attente du retour des soirées avec des amis en chair et en os… Partout les regards vides se rivent sur les écrans et ce sont les géants du numérique qui se frottent les mains, ces fameux GAFAM, acronyme désignant Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft.

Internet promettait une société de la connaissance ouverte à tous, une égale accession aux savoirs par la numérisation de l’entière intelligence humaine. C’est le cas : la masse colossale des données contenues par internet est telle qu’elle est désormais impossible à mesurer.

Pourtant, derrière la promesse égalitaire, nous sentons autre chose poindre, une forme de servitude volontaire, un emprisonnement qui nous rend dépendants à nos écrans, une captation de notre liberté par des écrans qui étaient la promesse de l’émancipation. Le malaise est patent, il grandit à la mesure d’études scientifiques révélant ici ou là l’ampleur de notre addiction.

Alors que Bruno Patino publie actuellement un ouvrage à ce sujet, il alertait déjà en 2019 dans son essai La civilisation du poisson rouge paru aux éditions Grasset. Dans le premier livre, il témoigne de l’effarant résultat d’un calcul effectué par Google : les jeunes ne parviennent pas à se concentrer plus de 9 secondes, soit une seconde de plus que le poisson rouge qui aura ensuite oublié de se trouver dans un bocal et pourra redécouvrir avec émerveillement la formidable richesse de son environnement…

Une seconde information, plus sérieuse, mesure à 30 minutes le temps maximum d’exposition aux réseaux sociaux et aux écrans d’internet avant qu’apparaisse une menace pour la santé mentale de l’usager.

Malgré ces deux informations, une goutte d’eau parmi la quantité d’alertes qui émergent ici et là par les chercheurs, le temps quotidien passé sur un smartphone a doublé dans la plupart des pays du monde entre 2012 et 2016. Pire, selon l’IFOP, 70 % des Français reconnaissent être dépendants aux écrans… Et Bruno Patino de citer l’exemple extrême des États-Unis : « Selon la fondation Kaiser Family, les jeunes Américains consacrent 5 heures et demie par jour aux technologies du divertissement, jeux vidéo, vidéos en ligne et réseaux sociaux et un total de 8 heures quotidiennes à l’ensemble des écrans connectés. »

Pourtant, l’écran en soi, en tant qu’outil sur lequel vient se greffer un contenu, est potentiellement nocif. Contrairement aux idées reçues qui permettent à beaucoup de dire que l’écran serait un terrain neutre dont il suffirait de contrôler le contenu, Bruno Patino rappelle dans son livre « le travail des cellules ganglionnaires à mélanopsine de nos rétines. […] Ce sont elles qui envoient aux noyaux suprachiasmatiques de l’hypothalamus de nos cerveaux l’ordre de se réveiller, car elles confondent la lumière bleue des LED avec celle, blanche, du jour. » Ainsi, lorsque nous avons les yeux rivés sur les écrans, notre biologie réagit. Au même titre que le sucre ou le sel agissent sur l’organisme, il se passe physiquement quelque chose avec les écrans, et le processus a un effet visible : nous déréglons notre horloge biologique, ne sachant plus quand nous avons sommeil. Déboussolés, nous veillons, mi-endormis, mi-éveillés, traînant passivement devant notre écran à gober les contenus proposés par les GAFAM. Justement, les contenus sont élaborés pour obtenir de nous une passivité, une dépendance… Les GAFAM ont bâti ce que Patino nomme « l’économie de l’attention » et qui repose sur le principe simple de captation de notre attention (et donc notre temps) pour collecter nos informations personnelles. Laissons la parole à l’auteur de la civilisation du poisson rouge : « La civilisation numérique est fondée sur les données, leur collecte et leur utilisation […]. Les données personnelles ont souvent été comparées au pétrole de cette économie à venir, nécessaire à toute production, et accordant une richesse inégalée à ceux qui sont capables à la fois de les détenir, et de les “raffiner” en les transformant en algorithmes. »

Nos données personnelles valent donc de l’or. Pour nous les extirper, nullement besoin d’une dictature à la Orwell, non, il suffit de suivre un modèle plus doux, mais non moins dangereux, ayant davantage à voir avec Huxley et qui consiste à nous offrir ce que nous voulons : ce sera l’accessibilité à toute la musique pour les applications musicales à la Deezer et Spotify, les films et surtout les séries avec les plateformes comme Netflix, les interactions sociales avec Facebook, Twitter, Instagram, mais aussi les jeux vidéo, les vidéos (Youtube), les itinéraires, les moteurs de recherche (Google), les messageries instantanées (whatsApp)… Et lorsque nous utilisons les services de ces outils numériques, eux, récoltent de précieuses informations sur nos goûts, nos habitudes, nos envies, nos réactions, nos opinions.

Pour collecter davantage de données, il faut toujours plus de temps consacré à ces services, ainsi l’enjeu devient pour les géants du numérique de conquérir de nouveau temps qu’il sera possible d’offrir aux usagers. Les smartphones ont cette fonction : Nous les emportons partout avec nous et nous permettent de rester scotchés à nos écrans alors que nous patientons avant un rendez-vous, que nous cheminons vers notre lieu de travail, mais aussi que nous mangeons, travaillons, pire que nous discutons entre amis ou nous adonnons à n’importe quelle autre activité. L’écran nous hante, où que nous soyons. Il parvient toujours à surgir et à accaparer notre attention.

Pour les géants du numérique, le temps n’est pas linéaire, il est superposable. Toute activité humaine à vocation à se superposer par un temps d’utilisation d’un outil numérique. Mieux, il est possible de superposer plusieurs outils comme l’usage d’un moteur de recherche, la consultation d’une messagerie et l’écoute de musique. Les GAFAM ont comme aspiration de superposer l’ensemble de nos activités avec des services numériques.

Les contenus sont modelés sur mesure, façonnés pour nous plaire et ne jamais nous offenser. Ils favorisent l’homogénéité et produisent peu à peu un effet sur notre vision du monde : les GAFAM en veillant à maintenir notre attention rivée sur leurs contenus, enseignentZ une philosophie. Comment nommer autrement une méthode qui consiste à proposer à l’usager une vision du monde uniforme, concordant en tous points à celle que nous possédions déjà avant la connexion ! En somme, l’économie du numérique renforce les croyances préétablies. Notre réalité ne se confronte plus à l’altérité, cette altérité que se refusent de proposer les réseaux sociaux, puisqu’elle serait source d’un potentiel conflit et donc un risque de déconnexion. À la place, l’uniformité règne en maître et nous en mesurons les effets aujourd’hui : le débat, la controverse, la conversation, cet échange sain et constructif entre deux individus aux opinions divergentes, semble de plus en plus difficile. À la place, l’invective, l’insulte, les propos outranciers sont légion. Là encore, il y a une explication, puisque le modèle économique des GAFAM est basé sur la captation de notre attention. Il pousse à mettre en avant les messages sensationnels avec un fort impact émotionnel. Bruno Patino explique : « Appliquée à l’information, la recherche de l’attention à tout prix hiérarchise inexorablement les messages et tend à privilégier les « clashs d’opinion » et le sensationnalisme sur les autres formats d’information, comme les enquêtes et les reportages. » L’outrance en lieu et place de la discussion respectueuse.

Les informations sont voulues égales sur Internet, selon la volonté originelle d’une égale accessibilité à l’ensemble des savoirs. Cependant, derrière cette première promesse louable se niche un biais et pas des moindres : les informations sont « réorganisées de façon verticale par un tout petit nombre d’acteurs, moteur de recherche, réseau social, ou agrégateur », nous dit Patino. Pour le dire autrement, les GAFAM sélectionnent pour nous les informations, ils les hiérarchisent à notre place, choisissant ce qui mérite d’être porté à notre attention ou non. Notre réel, sur Internet et plus encore sur les réseaux sociaux, est le fruit d’un agencement de données savamment effectué par les GAFAM. Il n’y a probablement pas une volonté de manipulation, seulement, les algorithmes, pour remplir leur fonction qui est de nous maintenir le plus longtemps possible devant notre écran, œuvrent dans le sens d’un aplanissement du réel.

Le modèle économique des GAFAM, fondé sur une économie de l’attention, produit un effet sur les comportements et les mentalités, il façonne nos cerveaux, les entraîne par exemple à la réaction émotionnelle immédiate plutôt qu’à la réflexion et la prise de distance. Un modèle économique dont l’objet est la maximisation du profit devient un mode de pensée.

L’auteur cite plusieurs biais produits par les GAFAM dont on mesure aisément les conséquences en matière de façonnement de l’esprit de l’usager : « Le biais de confirmation est permis par les moteurs de recherche : dans l’immensité du contenu disponible, on finit toujours par trouver ce que l’on cherche, toute requête finit toujours par être satisfaite. Enfin, le biais de simple exposition nourrit les réseaux sociaux : il postule que la répétition finit par octroyer une présence du contenu répété dans l’espace mental de ceux qui y sont exposés. Il nous pousse à accorder plus d’importance à ce que nous voyons cent fois qu’à ce que nous ne voyons qu’une seule fois. »

L’ouvrage pourtant bref n’en demeure pas moins percutant et livre au fil des pages la démonstration de l’impact du numérique sur nos psychologies donc sur nos décisions et in fine, sur une perte de liberté : une servitude numérique volontaire. L’auteur pointe une jonction entre la philosophie induite par les GAFAM et les penseurs de la French Theory, la pensée à la source de la déconstruction : « Pour Kakutani, la French Theory et sa déconstruction des récits ont préparé les esprits au relativisme généralisé, en remettant en cause l’existence d’une réalité objective indépendante de la perception humaine, elle-même altérée par les appartenances culturelles, sociales et de genre ».

Le façonnement par les réseaux sociaux d’une réalité purement subjective qui induit une tendance à conforter l’internaute dans ses croyances initiales pousse au relativisme. Le contenu proposé est homogène, il conforte l’individu dans ce qu’il pense être vrai. Identiquement, il relativise toute version qui serait non conforme à sa vision, acceptant au mieux l’idée qu’il existerait autant de réalités que de points de vue.

La mise en relation avec l’altérité, ce que l’école tente encore de faire, permet la confrontation des opinions et la découverte d’un réel unique que peuvent venir habiller différents points de vue. Ainsi, l’école tente désespérément d’imposer l’idée d’une réalité objective, ce que contredisent puissamment les GAFAM par le façonnement d’un environnement numérique qui conforte l’individu dans la subjectivité de ses croyances.

Les GAFAM poussent en somme à préférer des croyances préexistantes plutôt que des vérités qui dérangent. En ce sens, la philosophie de la déconstruction trouve un relai immense avec les GAFAM. Je pose comme hypothèse que les outils numériques, par leur fonctionnement, ont favorisé la réémergence de la pensée de la French Theory dans sa version plus moderne de la déconstruction (décolonialisme, cancel culture, wokisme…). Les GAFAM ont façonné un moule prêt à recevoir l’idée de déconstruction, d’identitarisme, de communautarisme, de relativisme…

En postulant l’homogénéité plutôt que l’hétérogénéité, l’identité individuelle plutôt que le groupe, l’émotion plutôt que la raison, la communauté fondée sur l’identité plutôt que celle citoyenne reposant sur des valeurs, le présent plutôt que le passé, le jugement plutôt que la compréhension, le mépris plutôt que la controverse, l’invective plutôt que l’apaisement, l’image plutôt que l’écrit, en appuyant dans le sens d’une évolution de la société dans un sens plutôt qu’un autre, les GAFAM ont préparé les esprits à recevoir une pensée faite sur mesure : la pensée de la déconstruction.

Les États-Unis, berceau des GAFAM, hébergent toutes les maisons mères des géants du numérique, ce sont ces mêmes États-Unis qui nous apportent la pensée de la déconstruction, ce sont ces mêmes États-Unis qui ont formé les personnalités françaises qui relayent cette philosophie :

Alice Coffin bénéficiaire d’une bourse américaine (Fullbright) destinée à pratiquer du « soft power » — comme elle le dit dans Le génie lesbien, Grasset, 2020 — mentionne dans son ouvrage plus de 63 fois le modèle américain. Elle est une militante néoféministe LGBT et a été une proche conseillère de Sandrine Rousseau dans sa campagne de la primaire écologiste.

Rokhaya Diallo, enseignante à l’université américaine de Georgetown, ne cesse de renvoyer à l’histoire et au modèle américain dans son livre La France, tu l’aimes ou tu la fermes ? (Textuel, 2019). Elle est une fervente tenante du racialisme et nous apprenions ici même son invitation par Amazon pour dispenser une conférence sur l’ethnicité. Il faudrait un développement entièrement consacré aux passerelles entre l’ère du numérique et la pensée de la déconstruction, ce qui n’est pas le sujet ici. Simplement, retenons l’hypothèse formulée d’un moule préparé par les GAFAM tout à fait compatible avec cette idéologie. L’enjeu est de taille, car ce sont les générations les plus jeunes qui sont façonnées par les outils du numérique, ce qui permet notamment à Brice Couturier, dans son ouvrage un brin provocateur Ok Millennials ! (L’observatoire, 2021) de pointer la puissance en devenir de la véritable révolution culturelle du wokisme (ou déconstruction, au choix).

Enfin Bruno Patino effectue le pas ultime, celui qui le conduit à voir dans l’économie numérique, le porte-drapeau de la civilisation transhumaniste. Les GAFAM travaillent déjà à la « conjugaison [de] la technologie numérique, les nanotechnologies, la biologie et les sciences cognitives (réunies dans l’acronyme NBIC) pour construire des “outils” qui permettront à ceux qui en disposeront d’échapper aux fatalités de la condition humaine. Chaque individu s’appartient intégralement, et il est donc libre de “s’augmenter” sans qu’aucune limite autre que scientifique puisse lui être opposée. La maladie, le vieillissement, voire la mort, sont des frontières franchissables et bientôt dépassées. »

L’auteur propose des solutions pour une reprise en main du monde virtuel par la mise en place de contrôles. Il milite également pour un apprentissage de la déconnexion. La déconnexion n’a pas pour but de couper l’individu de la modernité, mais simplement de lui réapprendre à saisir son destin entre ses mains, se réapproprier une liberté abandonnée.

Ainsi dit-il : « Une nouvelle sagesse, un nouvel apprentissage de la liberté se profile. La fracture numérique existe encore, bien sûr. L’inégalité qui vient est tout autre, cependant : il s’agira d’avoir non plus accès à la connexion, mais à la déconnexion. Accès non pas à la musique, mais au silence, non à la conversation, mais à la méditation, non à l’information immédiate, mais à la réflexion déployée. »

Je m’interroge au terme de la lecture de l’ouvrage. La jeunesse s’enfonce toujours plus dans le numérique, les cernes sous leurs yeux comme révélateur du mal qui la ronge, les livres sont délaissés ce qui permet à l’auteur de citer Huxley qui disait : « Il n’y a plus de raison d’interdire un livre, car plus personne ne veut en lire. » C’est hélas bien le monde qui se présente à nous : la masse d’informations contenue dans le présent est telle que nous sommes noyés sous le nombre et les GAFAM se chargent de les trier, les hiérarchiser pour nous.

Dans ce contexte, comment espérer une jeunesse capable encore de regarder en arrière ? Et lorsqu’elle le fait, ne le fait-elle pas avec la lunette déformante de la pensée de la déconstruction, toujours encline à réécrire le passé ? Y a-t-il donc une possibilité de rétablissement du rapport de force ? Si oui, comment ? J’ai hélas peine à le deviner à l’heure où la crise sanitaire a eu comme seul effet d’augmenter la dose d’un mal hautement toxique…

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