Fin de vacances : retour sur les symptômes d’une décadence

Article publié sur le site internet de la revue Front Populaire le 22/09/2022

Début septembre je rentre d’une semaine de vacances dans un camping du Tarn-et-Garonne pour oublier une année 2022 désastreuse : notre entreprise encore récente, bientôt 4 ans, subit de plein fouet la crise économique (oui, j’emploie le mot à dessein quand nos gouvernants l’évitent soigneusement. Qu’espèrent-ils ? Que le réel ne serait pas si visible ? La dureté de l’inflation galopante est palpable. Les prix ne cessent d’enfler et vont continuer à grimper, nos fournisseurs nous ont déjà prévenus.

Nous avions lancé notre affaire avec trois fois rien, lassés d’un univers salarial qui n’avait à nous offrir que les strapontins des contrats courts. Nous étions, ma compagne et moi, fatigués de voir le train des actifs passer quand nous demeurions sur le quai de la gare. Qu’à cela ne tienne, nous avons rassemblé nos maigres économies, puis nous nous sommes lancés tambour battant dans l’aventure entrepreneuriale. Nous avons préféré l’artisanat et c’est avec l’énergie des débutants que nous avons œuvré à faire prospérer la petite affaire.

Le Covid est passé par là, nous avons tenu bon, continuant tant bien que mal de faire croître une entreprise au développement ralenti. L’horizon du salaire : oh pas la fortune, simplement le SMIC. Cet horizon s’éloignant, il fallait se retrousser les manches et redoubler d’efforts. Nous avons quasiment atteint l’objectif de la rémunération en 2021. Mais 2022 est arrivé avec son lot d’incertitudes : d’abord les élections présidentielles, période de flou et de doute pour beaucoup, jamais propice aux affaires, ensuite la hausse continue du prix du carburant malgré l’avertissement ignoré des Gilets jaunes, enfin les mesures sanitaires qui n’en finissaient plus de nous menacer.

La guerre en Ukraine est venue s’ajouter au reste, c’est-à-dire à une liste de freins économiques déjà nombreux, suffisamment pour mettre en péril les petites entreprises. Nous avons vu, dans notre petite ville provinciale, les conséquences concrètes de ces dernières années : des boutiques fermées, des entreprises en liquidation, des chefs de PME au bord de la dépression, un ras-le-bol général qui dégoûte les artisans d’un métier qu’ils exerçaient avec passion et qui les épuise physiquement tout en les ruinant financièrement… La guerre en Ukraine s’ajoute au reste, elle alourdit l’addition déjà salée. Elle est aussi un joli épouvantail : le conflit en Ukraine serait la cause de tous nos maux. Personne n’est dupe ! Nous savons bien que la crise de l’énergie est antérieure, le conflit sert simplement de paravent à notre président. C’est le rideau pour dissimuler la nullité absolue de nos gouvernants, incapables de penser une politique de l’énergie viable, préférant surfer sur les opinions du moment, jamais avares d’une mesurette proprement électoraliste dont les effets néfastes se sont accumulés pour produire le résultat que l’on connaît.

Le prix de l’énergie grimpe en flèche, notre fournisseur de verre est touché de plein fouet, il nous annonçait début 2022 une hausse de 10 % des tarifs, il me rappelle avant l’été pour ajouter une nouvelle hausse « temporaire » de 14 %. Ce qui était éphémère n’était pas l’élévation des tarifs, mais bien le palier actuel de la hausse, car le prix continuera de grimper d’ici la fin de l’année.

Les ventes ont chuté. Nous avons réagi comme nous le pouvions : nous sommes allés chercher davantage de points de vente et nous consacrerons désormais plus de temps à la vente directe pour laquelle nous pouvons garantir des tarifs abordables. Nous avons aussi fait le choix, pour le moment du moins, de ne pas augmenter nos tarifs. Nous réduisons nos marges, ce qui s’ajoute à une diminution du chiffre d’affaires et produit immanquablement — terrible loi d’airain des mathématiques — une perte sèche de bénéfices, donc de nos salaires. Comment faire autrement ? Chacun souffre et nous connaissons la réalité de la précarité pour avoir alterné longtemps les périodes d’emploi payées au SMIC et les longues errances de chômage une fois la mission terminée.

Nous avions donc bien besoin de souffler, d’où ces quelques jours de vacances. Nous avons pu nous consacrer à nos enfants et oublier, le temps d’une semaine, les soucis d’une entreprise qui stagne avant d’avoir atteint sa maturité, mais aussi, hasard du calendrier ou sens du timing, c’est au choix, la venue des services de la répression des fraudes pour une visite de présentation d’une heure et demie ; qui a besoin de presque deux heures pour se présenter ? Nous sentions la tartuferie arriver ; ce qui n’a pas manqué et sous des airs sympathiques, le contrôleur nous a présenté à notre retour de vacances la multiplicité des points à corriger. Des manquements mineurs, mais comprenez-vous, lorsque l’on est une petite entreprise artisanale sans employé, il faut se hisser aux hauteurs normatives de toutes les entreprises. Nous n’avons pas, par exemple, rédigé de contrat avec le bon de livraison signé à l’appui, pour les dons de céréales usagers que nous amenons à un petit maraîcher des environs. Nous avions convenu de vive voix un échange fondé sur le bon sens : les céréales sont encore bonnes pour nourrir leurs poules, mais ne nous servent plus à nous, donc nous les apportons contre quelques légumes frais. C’est simple et pratique. Pas pour l’administration ! Il faut un contrat, il faut un bon de livraison, il faut aussi, tenez-vous bien, inscrire la valeur nutritionnelle desdites céréales… On n’est jamais à l’abri du fait que les poules fassent une indigestion et portent plainte ! Résignés, nous avons accueilli la visite de cette dame, nous l’avons écoutée parler de ce qu’elle ne connaissait pas et nous réciter doctement ce que disait sa bible règlementaire quand nous pensions assez naïvement que le réel s’imposait. Quelle erreur ! Il faut entrer dans les cases. Nous y parviendrons, nous n’avons pas le choix, au prix d’efforts administratifs inutiles et coûteux.

À la crise économique, s’ajoute l’absurdité administrative que chaque entrepreneur, artisan ou indépendant connaît. Et encore, nous pouvons étendre le champ de nuisance étatique à tout un chacun, j’en veux pour preuve les mesures sanitaires aberrantes qui ont révélé l’échec de gouvernants élus pour mettre en place une politique de santé publique, c’est-à-dire, des moyens humains et techniques dans les hôpitaux pour gérer la crise et qui s’est muée en une politique de nuisance individuelle ; nos gouvernants incapables de gérer les hôpitaux ont décidé de gouverner notre intimité : temps de sortie, lieux autorisés ou non, songez aux plages dynamiques, aux attestations pour le travail, mais incompatibles avec l’achat sur le trajet du retour d’un peu de nourriture dans un supermarché — anecdote racontée dans le film de François Ruffin Debout les femmes —, mais aussi les bons conseils d’un président de la République qui nous recommande de lire, d’aérer chez soi, de passer les fêtes de fin d’année à tant de convives… Nous avons vite oublié l’ineptie des gesticulations d’un gouvernement qui a failli, enfin, failli, vraiment ? Pas tellement, car, au travers de la gestion indécente de la crise Covid, nous a été martelé l’idée que la chose publique ne pouvait plus rien, que seule la coercition individuelle restait.

Le président a brandi son « quoi qu’il en coûte » comme remède miracle, prouvant qu’en matière numéraire, lorsque l’on veut, on peut trouver l’argent (l’argent magique qui n’existait pas hier est devenu subitement une réalité…). Un quoi qu’il en coûte réparti inégalement, nous en étions exclus, ouvrant un abîme dans les finances publiques, prétexte aujourd’hui pour reprendre le lancinant refrain de la rigueur, petite musique entendue sans discontinuer depuis le tournant de la rigueur opéré par Mitterrand en 1983… Ça commence à faire long, suffisamment pour que les générations comme la mienne ne connaissent que ça. Un unique horizon dans lequel se vautre Macron et continue de nous enfumer avec ses politiques publiques qui n’en sont pas quand en parallèle il s’active pleinement à désosser la carcasse du cadavre de l’État.

Pas de chance pour lui, cet hiver, nous verrons tous le résultat d’un renoncement de longue date. Nous avons perdu depuis longtemps notre souveraineté, y compris en matière énergétique et l’état lamentable du parc nucléaire nous le rappelle. Macron tente par une habituelle pirouette de dissimuler le forfait, il incrimine le directeur d’EDF qui a eu le malheur de rappeler l’évidence. Macron parle, il masque le réel par un flot incessant de paroles, mais plus personne ne le croit.

Les élections présidentielles témoignent de l’écœurement des Français. Les sondages, si l’on doit se référer à cette sacro-sainte institution médium, ont montré au début de la campagne l’intérêt suscité par l’intrusion dans la sphère politique d’Éric Zemmour, un journaliste qui n’avait rien à voir avec le personnel politique actuel. Les Français ont vu en lui une lueur d’espoir rapidement estompée par l’effort qu’il s’est donné à vouloir entrer dans le costume du politique : il voulait parler à la droite quand il aurait pu parler à la France, il clivait quand il aurait pu rassembler, il s’évertuait à proposer un retour d’un passé que chacun sait perdu… En cela comme sur beaucoup d’autres choses, il est apparu comme un penseur qui voulait ressembler à un politique, peut-être qu’un penseur qui demeure un penseur en politique aurait suffi. Quoiqu’il en soit, après avoir attiré les regards, je songe à un excellent débat avec Mélenchon en tout début de campagne, les Français se sont détournés de lui.

Nous avons alors pu revivre le match de 2017, Le Pen contre Macron, au plus grand bonheur des libéraux, à ceci près que Marine Le Pen pouvait désormais prétendre l’emporter au second tour. La marge entre les deux candidats était annoncée comme infime. Pris de panique, pendant l’entre-deux tours, le rouleau compresseur politique et médiatique a renversé l’opinion. Dans notre belle démocratie, il est apparemment normal que l’ensemble du personnel politique et médiatique fasse campagne pour un candidat et dénigre le second.

Les médias ont rejoué le sempiternel morceau de la menace fasciste. Marine Le Pen serait d’extrême droite, son accession à la présidence équivaudrait au retour de Pétain, voire d’Hitler… Michel Onfray, Marcel Gauchet, Mathieu Bock-Coté, Régis de Castelnau et bien d’autres ont disséqué les contours de l’arnaque. Il reste à se questionner sur la nature d’une prétendue démocratie qui fera passer l’écart dans les sondages de moins d’un point à plus de dix points en l’espace de deux semaines. Pour parvenir à un tel retournement de l’opinion publique, je ne vois qu’un mot : la propagande. Il suffisait d’ouvrir les Unes des différents journaux. J’ai le souvenir de la page du site internet de Médiapart entièrement consacrée à démolir Marine Le Pen. Toute la classe politique de Jadot à Pécresse en passant par Sandrine Rousseau, Roussel, Hidalgo, Poutou et Mélenchon compris ont appelé à voter Macron. Les masques sont tombés, nous avons pu voir le visage du libéralisme caché derrière les pourtours d’une gauche soi-disant progressiste.

Justement, la gauche progressiste j’y viens. Je disais initialement que je rentrais de vacances. Déjà somme toute éloigné de l’actualité politique à cause d’un quotidien professionnel et familial dense, je le fus de surcroît pendant les vacances. À mon retour, je découvre, au détour d’une vidéo de Michel Onfray consacrée à une affiche du planning familial, un dessin qui montre deux hommes assis sur un canapé, l’un d’entre eux « enceint » avec le commentaire : « Au planning on sait que des hommes aussi peuvent être enceints. » Une énième provocation du wokisme, jamais avare d’une petite incise pour s’affirmer.

Après les Blancs tous racistes, les hommes tous phallocrates, ce sera une rentrée sous le signe de la lutte contre la transphobie. J’ai eu le malheur de questionner l’affiche, pire de la railler, que n’avais-je pas fait ! J’étais immédiatement assimilé aux réactionnaires, aux intolérants, aux fascistes et à l’extrême droite. Qu’avais-je osé dire pour mériter tant de haine ? Simplement que le commentaire était militant, qu’il postulait que la personne que nous avions devant les yeux et qui se trouve enceinte, était une femme puisqu’elle possédait, à l’évidence, les attributs biologiques pour procréer. C’est somme toute un des éléments constitutifs de la définition usuelle d’une femme, ce n’est pas le seul, nous sommes bien d’accord. Oui je précise, car je vois poindre la remarque des grincheux qui viendront reprocher à mon propos d’exclure du champ féminin les femmes stériles… quelle époque ! Je fondais ma remarque sur l’idée somme toute banale qu’il est préférable de définir un homme ou une femme selon des critères objectifs extérieurs à l’individu. Le sexe biologique peut répondre à ces besoins ce que ne le peut pas une théorie des genres qui propose de laisser chacun choisir ce qu’il veut devenir, y compris l’hésitation ou même le refus de choisir (les non binaires). Je faisais observer que le sexe biologique était un élément naturel permanent (même le changement de sexe à vocation à s’inscrire dans la permanence, je le précise, toujours pour les grincheux). Que faire face à une définition profondément subjective, dépendant du regard que chacun porterait sur lui-même, selon les modalités d’une théorie qui permet justement d’évoluer, de changer, de passer de l’un à l’autre, la fameuse fluidité du genre. Tellement fluide que l’affirmation proposée par l’affiche qui se veut aujourd’hui à la pointe du progrès sera demain discriminatoire : et si cette femme qui s’affiche sous les traits d’un homme voulait être non binaire ? De quel droit l’assigne-t-on au masculin ? Enfin, mon dernier tort, et pas des moindres, fut de souligner le comble de voir la maternité, place forte occupée normalement par les femmes, colonisée par les hommes… Société phallocrate quand tu nous tiens !

J’étais allé trop loin, beaucoup trop loin dans l’indécence, j’avais fauté, ce n’était pas bien, mais alors pas bien du tout ! J’aurai dû m’arrêter avant, le dogme n’a pas été bien appris, il fallait se contenter de psalmodier l’ode à la tolérance, du progrès, de la marche effrénée vers une société tellement mansuétude que toute objection est vécue comme une trahison. Toute opposition équivaut au bannissement, à l’immédiate assignation au camp du mal.

Du binaire craché au visage : bien pour eux, mal pour moi. Progrès, tolérance, gauche, ouverture, raison contre réaction, intolérance, extrême droite et complotisme (si, si, je vous assure, même si on se demande bien par quels chemins hasardeux on peut parvenir à une telle conclusion étant donné les enjeux du débat).

Le débat devient impossible dans ces conditions. Il n’y a pas de parole possible, y compris au milieu d’une fratrie autrefois unie. J’alarme, je m’égosille, j’alerte : comment peut-on douter à ce point de la nature de son propre frère, comment peut-on préférer une idéologie du cloisonnement à la naturelle cohésion de frères liés par un passé commun ? Il y a quelque chose de puissant et de presque incompréhensible.

Reflet d’une époque de la certitude contre la curiosité, d’un environnement repeint en noir et blanc jusqu’à la caricature : si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi… Et le plaisir de douter dans tout ça, la gourmandise de questionner, la volupté d’explorer, la délectation de découvrir, bref les joies de tâtonner et peu à peu d’avancer pour mieux se rendre compte que plus on apprend et moins l’on semble capable d’affirmer que l’on sait ? Je me dis que ceux qui vocifèrent savoir ont emprunté des voies bien différentes…

Heureusement, pour finir sur une note positive, il reste quantité d’esprits qui n’ont pas renoncé, qui luttent pour faire vivre la connaissance, le savoir, l’érudition comme jubilation existentielle, mais aussi comme arme contre un nihilisme triomphant. Je les vois notamment réunis aux journées d’été de Front Populaire et cette proposition enthousiasmante de transformer la réflexion en action politique.

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